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Libération
Reportage

«Avec les traitements, on perd sa féminité»

Séances d’esthétique, «apéro-sexo», activités sportives… A Paris, la Maison Rose accueille des femmes atteintes d’un cancer et leur offre un espace loin de l’univers médical et aseptisé auquel elles sont habituées.
par Virginie Ballet, Photos Anne-Charlotte Compan. Hans Lucas
publié le 27 août 2019 à 19h36

Quand elle se découvre dans le miroir, Isabelle semble aussi surprise que ravie. Ses mains aux ongles vernis placées près de ses lèvres d'un rouge assorti, la coquette quadragénaire s'amuse à jouer les midinettes en prenant la pose. «Tu fais très pin-up dans ta robe à motifs fraises», la complimente Amélie Cosneau, socioesthéticienne. «Il ne me manque que les cheveux», tranche Isabelle, tout sourire. En cette journée d'août, cette habitante du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne) est venue participerà un atelier d'esthétique à la Maison Rose, à Paris. Ouvert début juin, cet espace cosy niché dans une impasse du XIIarrondissement de la capitale est un cocon intégralement dédié aux femmes atteintes d'un cancer. Canapés moelleux, coussins colorés, vaste cuisine aux allures de loft, grandes baies vitrées, lumières chaleureuses… L'endroit n'a rien de l'univers médical froid et aseptisé dont ces patientes ont l'habitude. D'ailleurs ici, le mot «patiente» est proscrit, on n'accueille que des «lady Rose», à qui sont proposées une multitude de ressources, conférences et autres activités, de l'aviron aux pilates, en passant par la sophrologie, les cours de cuisine ou les séances d'esthétique.

Au programme cet après-midi-là, une séance pour apprendre à «sublimer son regard».Assises face à des miroirs éclairés qui donnent au petit salon de beauté des allures de loge de star, les quatre participantes apprennent à ruser pour dissimuler les effets des traitements : redessiner au crayon des sourcils clairsemés ou disparus, agrandir les yeux avec du fard à paupières, glisser de l'huile de ricin dans son mascara pour stimuler la repousse des cils… Et retrouver un peu de confiance en soi.

Pas de blouse blanche, pas de tabou

«Je ne me suis jamais autant maquillée que depuis que je suis malade», réalise Isabelle. A 49 ans, cette responsable qualité s'est vu diagnostiquer un cancer du sein il y a un peu plus d'un an. En arrêt maladie depuis, elle peut venir à la Maison Rose jusqu'à trois fois par semaine. Un endroit où elle dit se sentir un peu comme chez elle, et qui lui permet de «retrouver une vie sociale», et surtout de «sortir du parcours médical».

Ici, même la socioesthéticienne Amélie Cosneau a défense absolue de porter une blouse, trop connotée. Elle s'est adaptée, a opté pour un tablier rose orné d'une poche fleurie. Auparavant, la jeune femme a exercé en institut et au sein d'une grande marque de maquillage. A la Maison Rose, elle aime répondre à «de réels besoins, loin du chichi». Ainsi, quand Emma, responsable achats de 50 ans, évoque les bouffées de chaleur induites par l'hormonothérapie, Amélie Cosneau lui conseille d'utiliser du maquillage waterproof et de se démaquiller avec une huile.

Ce genre d'astuce, Emma ne peut les solliciter ailleurs : «Les médecins sont de très bons techniciens, mais le réconfort, ou même le relationnel, c'est pas trop leur truc. Ils ont autre chose à faire que de parler de l'apparence physique, et on n'a pas trop le temps de se confier de toute façon», déplore-t-elle. Pourtant, cette habitante de Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) avait grand besoin d'échanger sur ce qu'elle traverse : «Avec les traitements, on perd sa féminité, et un peu de son identité. Ici, on a toutes plus ou moins vécu les mêmes épreuves, on se comprend.» La famille, les proches ? «Ils peuvent vous écouter, mais on est plutôt dans une posture d'explication que d'échange», tranche Emma en appliquant du khôl sur ses paupières.

Lors de «l’apéro-sexo».

Comme beaucoup des femmes qui poussent la porte des lieux, Emma a eu vent de leur ouverture via le magazine Rose, édité par l'association de défense des droits des malades Rose Up et distribué gratuitement dans les hôpitaux. Fondée en 2011, l'association est aussi à l'origine du concept de Maison Rose, dont la première a vu le jour à Bordeaux en 2016. Depuis l'ouverture du site parisien, sa directrice, Aurélie Benoît-Grange, a déjà vu passer plus de 450 femmes, de 27 à 80 ans, en quête de rencontres, de compagnie, ou tout simplement d'informations. «On s'aperçoit que beaucoup de femmes ne savent tout simplement pas à quoi elles ont droit, ou à qui s'adresser. On est là pour leur fournir des contacts, des outils», explique Aurélie Benoit-Grange. A terme, elle et son équipe misent sur un millier de passages mensuels. Les proches sont également les bienvenus : chaque mercredi ont lieu des activités destinées aux enfants des participantes (cours de danse, ateliers ongles…), eux aussi affectés par la maladie, pour favoriser la complicité et les «aider à retomber dans l'enfance». Problèmes de couple, retour à l'emploi, fatigue, stress… Ici, on peut parler de tout «sans tabou», insiste la directrice.

S’habituer à son corps transformé

Une fois par mois, se tient même un «apéro-sexo», pour aborder ces questions dont «personne ne parle». Autour de la table de la cuisine, une dizaine de participantes, âgées de 35 à 63 ans, dégustent thé glacé, chips et crudités. Mais ce dont elles se délectent surtout, c'est du franc-parler de Justine Henrion, la sexologue qui anime la soirée. Enjouée, bavarde, souriante, la jeune femme lance les festivités en abordant quelques généralités, et en dégainant de sa besace un clitoris en taille réelle. L'objet, qui circule bientôt de main en main, fait son petit effet. «Je ne savais pas qu'on avait un gland !» s'exclame l'une des convives en bout de table.

Petit à petit, la timidité laisse place à des questionnements que toutes semblent partager, à des degrés divers : comment s'aimer lorsque son corps est «mutilé» ? Se sentir désirable ? Désirer ? Réveiller sa libido ? «Mon sein était une zone érogène de dingo. D'un point de vue de la sensualité, mon corps mutilé ne répond plus comme avant», entame une quinquagénaire, cheveux bouclés et robe rose pâle. Son récit fait écho au vécu d'Anne, venue d'Amiens. Elle aussi a eu du mal à s'habituer à son corps transformé par la maladie - un cancer du sein diagnostiqué il y a trois ans qui a entraîné une mastectomie, puis un cancer du rein. «Mon mari, avec qui j'étais depuis vingt ans, ne pouvait plus me voir nue. C'était trop difficile pour lui. D'autant que ma poitrine, c'était mon arme fatale», se souvient Anne. Depuis, cette mère de trois enfants a divorcé, «vécu d'autres aventures» et «appris à s'aimer».

Ben, elle, lutte pour faire de même. Pour une ex-coiffeuse de 56 ans, c'est la disparition de sa longue chevelure qui est difficile à digérer. Elle garde sur elle une photo de son visage «d'avant», qu'elle tend à ses voisines de table. «Je ne me sens plus vraiment femme», glisse-t-elle. Ben semble hésiter, puis se lance : avec son compagnon, la pénétration est parfois douloureuse, les traitements entraînant une sécheresse vaginale. Autour de la table, presque toutes acquiescent et semblent avoir connu des troubles similaires : l'hormonothérapie, souvent prescrite après la chimio et la radiothérapie pour limiter le risque de récidive, entraîne une ménopause artificielle, responsable de sécheresses, douleurs, et autres bouffées de chaleur. Une brune filiforme : «Franchement, c'est compliqué de se sentir attirante quand on n'a pas de cheveux, qu'on est trempée, collante, puante. Heureusement que je n'ai pas de mec dans mon lit !» «Surtout, ne jamais se forcer, et ne pas hésiter à dire quand ça fait mal, il faut rester dans le plaisir et l'échange», insiste la sexologue, qui poursuit : «Sans forcément qu'il y ait un rapport derrière. Souvenez-vous aussi que vous êtes des super-nanas.» Galvanisée, chacune y va de son petit conseil pour permettre de se réapproprier son corps, érotiser l'ambiance : jouer avec des fruits, tamiser les lumières, diffuser de la musique, apprécier la lecture à haute voix d'un amant séduisant…

Si besoin, Justine Henrion, la sexologue, préconise d'utiliser de l'huile de coco bio en guise de lubrifiant. Elle en a d'ailleurs apporté un pot et invite les participantes à se servir, pour essayer chez elles. Faute de mieux, chacune verse une cuillère dans des flacons de recueil d'urine en laboratoire, non sans quelques fous rires. Au bout de deux heures de discussion, ces dix parfaites inconnues ressemblent à n'importe quelle bande de copines. Hilare, l'une d'elles lance : «Et si on parlait des femmes fontaines ?»

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